Le temps guérit toutes les blessures
Pilon a fini de manger son BLT.
« Allez, on va chercher ton allongée, dit-il. Ça m’ennuie de la voir partir. C’est le plus joli cadavre que j’aie eu depuis des années.
— Tu t’en remettras. Le temps guérit toutes les blessures.
— Non, dit Pilon. Mais deux cents dollars, ça oui.
— Où est-elle ? » j’ai fait, comme si je ne le savais pas déjà. Ne me demandez pas pourquoi.
Pilon m’a désigné le réfrigérateur pour quatre cadavres dans la salle d’autopsie. « En haut à gauche », dit-il.
Je suis allé jusqu’au réfrigérateur ; j’ai ouvert la porte en haut et à gauche et j’ai commencé à faire glisser le bac.
« Non, c’est en haut à droite, dit Pilon. J’avais oublié. J’l’ai changée de place. Elle est en haut à droite.
— Je sais : il n’y a personne dans celui-là », j’ai dit. Du moins, c’est que je m’apprêtais à dire à Pilon, mais c’est lui qui me l’a dit le premier.
« Quoi ? », dit Pilon ; et il est venu jusqu’au réfrigérateur. « Il devrait y avoir un cadavre là-dedans. J’y en ai mis un il y a quelques heures. Mais qu’est-ce qui se passe, bordel de Dieu ? » Il a regardé à l’intérieur comme si le cadavre s’était caché dans un coin et qu’il allait le trouver. « Bordel de merde ! Il y avait une divorcée là-dedans quand je suis sorti chercher mon sandwich et maintenant v’là qu’elle est partie. Elle s’est tuée cet après-midi. Grimpé dans le four après avoir tourné le gaz. Où elle est partie ? Enfin quoi, elle-était morte !
— Ça, ça te regarde, dis-je. Je viens de te payer deux cents dollars pour le corps d’une putain morte, et je la veux. Elle est là à gauche, hein ? T’es bien sûr ?
— Ouais », dit Pilon, en secouant la tête pour indiquer qu’il déplorait l’absence du cadavre de la divorcée. « Par ici ». Il a tiré le bac et soulevé le drap : elle était bien là. « Tu vois, t’en voilà pour deux cents dollars. Mais où qu’il est parti l’autre corps ? Il était là y a deux heures. Maintenant il est plus là. Mais enfin, qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu, dans cette boîte ? »
Soudain, il m’est venu une idée.
Dieu merci, ça n’avait rien à voir avec Babylone.
« Attends une seconde, dis-je. Je te parie n’importe quoi que c’était son corps que les deux types ont volé tout à l’heure.
— Je crois bien que tu as raison, « L’Œil », dit Pilon. « Tu as raison. C’est la seule chose qui ait pu se passer. Ils ont fauché la divorcée. Qui pouvait bien vouloir son corps ? Elle était vraiment moche, tu sais. Une saoûlarde. Je ne vois vraiment pas qui ça pouvait intéresser. Elle était dans un état pas possible. A mon avis, elle s’est rendu service à elle et à tout le monde en montant dans le four. »
Intéressant ça, je me suis dit. Apparemment, il se passait plus de choses qu’il n’y paraissait. Je me suis demandé si, par hasard, les deux types ne s’étaient pas trompés de corps, si le corps qu’ils étaient venus voler n’était pas celui que j’étais en train de regarder.
Tout ça commençait à devenir compliqué.
Peut-être que, tout bien considéré, cette affaire n’allait pas être si simple qu’elle semblait au début. Tout d’un coup, je me suis senti bien content d’avoir un pistolet dans ma poche avec des balles dedans. Qui sait ? Peut-être que ce pistolet allait m’être utile.
Ouais. Il n’était pas impossible que la nuit soit longue : je ferais bien de garer mes plumes. La première chose que j’avais à faire, c’était sortir de la morgue le corps qu’on m’avait payé pour voler. Quand ces gars-là allaient s’apercevoir qu’ils avaient le mauvais corps, il se pourrait bien qu’ils reviennent chercher le bon : et à ce moment-là, ils ne seraient peut-être pas très aimables.